Les fonctionnaires peuvent-ils refuser d’appliquer le programme du RN ?

samedi, 22 juin 2024 10:28
Untitled 1
Si le Rassemblement national (RN) obtient la majorité absolue aux élections législatives anticipées des 30 juin et 7 juillet 2024, Jordan Bardella sera nommé Premier ministre et conduira la politique de la Nation. Alors que le scrutin n’a pas encore eu lieu, des voix se font déjà entendre.

La secrétaire générale de la CGT Sophie Binet a déclaré vendredi 21 juin 2024 que les fonctionnaires devraient alors refuser d’appliquer le programme du RN. Dans le même sens, plus de mille signataires d’une pétition de cadres de l’Éducation nationale assurent qu’ils « n’obéiront pas » si le RN accède au pouvoir.

Alors qu’en est-il juridiquement ? Les fonctionnaires peuvent-ils vraiment refuser d’appliquer le programme du RN ?

« Préférence nationale », « Restriction du droit du sol », « Reprise en main du contenu et des modalités des enseignements », autant de mesures polémiques qui inquiètent certains fonctionnaires dans le programme du RN. Ils le disent sans ambages : ils n’appliqueraient pas ces mesures si le RN arrivait au pouvoir en juillet 2024.

Ce n’est pas si simple juridiquement.

Les agents publics sont soumis à un strict devoir d’obéissance hiérarchique, qui les oblige à mettre en œuvre les mesures décidées par leurs supérieurs sans pouvoir faire valoir de clause de conscience politique (1).

Depuis le régime de Vichy, les fonctionnaires doivent toutefois désobéir dans le cas où un ordre donné est manifestement illégal et que cet ordre est de nature à compromettre gravement un intérêt public (2).

Un fonctionnaire qui désobéit illégalement s’expose à des sanctions disciplinaires. Il a toutefois un pouvoir d’appréciation dans la mise en œuvre des mesures ordonnées, sans pouvoir se substituer au pouvoir politique et peut aussi choisir de démissionner (3).

  1. Le principe : le devoir d’obéissance des fonctionnaires


La loi oblige les fonctionnaires à obéir à leurs supérieurs hiérarchiques (A) sans pouvoir faire valoir une clause de conscience (B).

A) Le fonctionnaire doit obéir à ses supérieurs hiérarchiques

Le devoir d’obéissance du fonctionnaire est un principe cardinal du droit de la fonction publique.

La loi prévoit donc que l'agent public doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique[1]. Ceci s’applique à l’immense majorité des agents publics qu’ils soient enseignants, policiers ou encore agents municipaux.

Le pouvoir hiérarchique a même été érigé en principe général du droit[2], tant l’obéissance des fonctionnaires est essentielle au fonctionnement de l’administration dans son ensemble.

Seuls certains agents publics aux statuts particuliers comme les magistrats[3] ou les enseignants-chercheurs[4] jouissent d’une indépendance totale qui les dispense d’obligation d’obéissance.

Les fonctionnaires sont donc astreints à un strict devoir d’obéissance hiérarchique. Par extension, cette obligation s’applique aussi à tous les agents contractuels de la fonction publique, qui n’ont pas le statut de fonctionnaire.

B) Le fonctionnaire ne peut pas faire valoir de clause de conscience


Non seulement le fonctionnaire doit obéir à ses supérieurs hiérarchiques, mais il ne dispose pas d’une clause de conscience qu’il pourrait faire valoir.

Il est pourtant fréquent qu’un agent public se trouve devant le dilemme de ses convictions personnelles et de ses obligations statutaires.

Mais la clause de conscience politique n’existe pas dans la fonction publique.

La clause de conscience n’existe en matière de fonction publique que de manière exceptionnelle pour l’interruption volontaire de grossesse (IVG) : « Un médecin n'est jamais tenu de pratiquer une interruption volontaire de grossesse (…) Aucune sage-femme, aucun infirmier ou infirmière, aucun auxiliaire médical, quel qu'il soit, n'est tenu de concourir à une interruption de grossesse »[5].

Un agent public qui ne serait pas d’accord avec la politique d’un gouvernement RN ne pourrait donc pas faire valoir une clause de conscience pour refuser d’appliquer les mesures : il devrait alors démissionner de la fonction publique.

  1. L’exception : le devoir de désobéissance des fonctionnaires


Par exception, la loi confère aux agents publics un droit, et même un devoir, de désobéissance dans certaines circonstances.

Cette exception a été posée par le Conseil d’État sous le régime de Vichy, afin de tirer les leçons de l’Histoire[6].

L’agent public doit ainsi désobéir à son supérieur hiérarchique[7] :

  • Dans le cas où un ordre donné est manifestement illégal,
  • Et que cet ordre est de nature à compromettre gravement un intérêt public.

Ces deux conditions cumulatives sont très strictement appréciées par le juge et très rarement retenues.

Ainsi une simple illégalité n’est pas suffisante pour donner le droit au fonctionnaire de désobéir[8] par exemple : il faut aussi que l’ordre compromette gravement un intérêt public.

Un désaccord politique est de la même manière insusceptible de justifier un refus d’obéissance.

Le refus d’obéissance est donc une hypothèse très rare en jurisprudence : un fonctionnaire à qui on ordonne de substituer une fausse pierre à une pierre précieuse placée sous scellé[9], un maire qui demande à un agent municipal d’inscrire au chômage des personnes qui ne remplissent pas les conditions pour y prétendre[10].

L’hypothèse de l’incendie des « paillotes corses » dans la nuit du 19 au 20 avril 1999 aurait également pu justifier un refus d’obéissance des gendarmes chargés illégalement par le Préfet de les incendier[11].

Ce n’est que dans l’hypothèse où le RN au pouvoir prendrait des mesures manifestement illégales, voire reconnues inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel, que les fonctionnaires pourraient, dans certains cas limités, refuser de les appliquer.

Enfin, le droit de retrait[12] dont dispose chaque agent public en cas de situation professionnelle présentant un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé physique ne pourra pas être invoqué par des fonctionnaires pour refuser d’appliquer des mesures prises par un gouvernement RN.

  1. Les conséquences de la désobéissance illégale d’un fonctionnaire


Les agents publics sont tenus d’obéir à leurs supérieurs hiérarchiques sauf ordre manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public.

La désobéissance d’un fonctionnaire à une consigne légitimement donnée par sa hiérarchie perturbe en effet gravement le fonctionnement du service public.

Un désaccord politique sur les mesures ordonnées ne suffit pas au fonctionnaire pour pouvoir désobéir.

Dans l’hypothèse d’un refus d’obéissance, l’agent s’expose à des sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la révocation.

L’agent peut également librement choisir de démissionner de la fonction publique s’il ne s’estime pas en mesure d’appliquer des mesures gouvernementales.

Les fonctionnaires ne pourraient donc probablement pas refuser en bloc d’appliquer le programme d’un gouvernement RN. Ils disposent toutefois d’un pouvoir d’appréciation dans la mise en œuvre des mesures ordonnées, sans pouvoir se substituer totalement au pouvoir politique.

 

[1] Article L. 121-10 du Code général de la fonction publique

[2] CE, sect., 30 juin 1950, Quéralt

[3] Article 64 de la Constitution

[4] Article L. 952-2 du code de l’éducation

[5] Article L. 2212-8 du code de la santé publique

[6] CE, 10 novembre 1944, Langneur, n°71856 puis CE, 27 mai 1949, Arasse, n°93122

[7] Article L. 121-10 du Code général de la fonction publique

[8] CE, 26 juin 1989, n°94393

[9] CE, 3 mai 1961, Pouzeldues, n°48762

[10] CE, 10 novembre 1944, Langneur, n°71856

[11] Cass. Crim., 13 octobre 2003, n°03-81.763, P.

[12] Article 5-6 du Décret n°82-453 du 28 mai 1982 relatif à l'hygiène et à la sécurité du travail ainsi qu'à la prévention médicale dans la fonction publique

 
Site et contenus protégés par le droit d’auteur. Tous droits réservés.
Pierrick Gardien

Pierrick Gardien

Avocat Droit Public
Enseignant aux Universités de Lyon

Ligne directe : 07.80.99.23.28

contact@sisyphe-avocats.fr

PODCASTs

écoutez-moi sur :

Soundcloud 

iTunes

INTERVENtions PRESSE

- Le Progrès (06/09/2024)
- Sud radio 12H (26/06/2024)
- Sud radio 7H (26/06/2024)
- Le Progrès (19/02/2024)
- France 2 (12/02/2024)
- BFMTV (12/02/2024)
- BFMTV (11/02/2024)
- Independent Arabia (26/01/2024)
- Le Progrès (14/01/2024)
- Independent Arabia (16/12/2023)
- Le Progrès (15/10/2023)
- Independent Arabia (31/08/2023)
- Franceinfo (28/08/2023)
- Europe 1 (18/07/2023)
- Amnesty International (04/07/2023)
- Franceinfo (02/07/2023)
- Le Progrès (28/06/2023)
- Le Figaro (04/05/2023)
- Actu Paris (04/05/2023)
- BFMTV (23/04/2023)
- Le Point (01/02/2023)
- Ouest France (31/01/2023)
- Sud Radio (30/01/2023)
- Radio classique (19/01/2023)
- Le Figaro (17/01/2023)
- Le Parisien (14/01/2023)
- Le Progrès (06/01/2023)
- Ouest France (23/12/2022)
- France 3 (17/12/2022)
- France 3 (10/12/2022)
- Le Progrès (08/12/2022)
- Le Progrès (22/11/2022)
- Sud Radio (18/10/2022)
- TF1 (08/10/2022)
- Ouest France (01/10/2022)
- Le Progrès (22/09/22)
- Le JDD (11/09/22)
- BFMTV (03/09/22)
- Ouest France (01/09/22)
- Le Parisien (01/09/22)
- BFMTV (08/08/22)

- BFMTV (08/08/22)
- Libération (06/08/22)
- Tout sur mes finances (18/07/22)
- Ouest France (13/07/22)
- 20 Minutes (09/05/22)
- Le Figaro (06/07/21)
- Radio classique (11/06/21)
- Ouest France (04/06/21)
- Marianne (03/06/21)
- TV France 3 (20/05/21)
- TV France 3 (21/11/20)
- Franceinfo (23/11/20)
- L'Écho républicain (03/11/20)
- Pépère news (02/11/20)
- Franceinfo (15/09/20)
- Le JDD (30/08/20)
- Causeur (22/05/20)
- Challenges (27/04/20)
- Libération (04/03/20)
- Acteurs publics (04/03/20)
- Acteurs publics (03/03/20)
- Le JDD (07/01/20)
- Sud Radio (05/12/19)
- UCLy (06/12/19)
- Causeur (01/12/19)
- Le Parisien (01/11/19)
- La voix du Nord (07/08/19)
- France info (16/07/19)
- Ouest France (06/07/19)
- LCI (04/05/19)
- Le Figaro (29/04/19)
- Libération (10/04/19)
- Libération (25/03/19)
- TV 20H RT France (10/01/19)
- Capital (04/01/19)
- Le Parisien (03/01/19)
- LCI (03/01/19)
- Causeur (12/12/18)
- Ouest France (16/11/18)
- Causeur (25/10/18)
- Causeur (17/10/18)
- Le Figaro (28/09/18)
- Causeur (03/07/18)
- TV Franceinfo (09/05/18)
- La Croix (03/05/18)
- Franceinfo (02/05/18)
- Causeur (27/10/17)
- Ouest France (19/06/17)
- 20 minutes (07/06/17)
Le Monde (10/03/17)
- Causeur (16/03/17)
- RTBF (04/04/17)
Politis (13/03/17)
- L'Express (12/10/16)
-
TV France 24 (27/08/16)
- Le Parisien (27/08/16)
L'Express (26/08/16)
- La Tribune de Lyon (03/12/15)
- La semaine juridique JCPA (31/08/15)
- L'Express (26/02/14)
20 Minutes (06/01/14)
- La Revue des Droits de l'Homme

Suivez-moi sur