Elle est devenue le nouveau cheval de bataille des partisans du «
made in France » (expression anglaise, allez comprendre…) et un sujet majeur de la campagne présidentielle. Elle, c’est la nouvelle clause à la mode, la «
clause Molière », ou «
clause de langue française », inventée à Angoulême, et exportée depuis lors dans toute la France, notamment
en Auvergne Rhône-Alpes.
Cette clause dite « Molière » est assez simple à comprendre : elle impose la maîtrise du français par tous les ouvriers sur les chantiers de travaux publics, avec contrôles à la clé.
Concrètement, toute entreprise de BTP dont les ouvriers ne maîtrisent pas la langue française est donc susceptible de se voir fermer l’accès aux marchés publics de travaux de la collectivité imposant et appliquant la clause Molière.
Mesure « logique », « évidente », qui « devrait exister depuis longtemps », entend-on ces derniers jours de toutes parts. La réalité est, comme souvent, plus nuancée.
La clause Molière est en effet moins une mesure destinée à promouvoir la langue française et la francophonie sur les chantiers qu’une sanction déguisée destinée à lutter contre le travail détaché.
L’idée est astucieuse, car contrairement à ce que l’on entend parfois, le travail détaché est parfaitement légal en France, comme dans toute l’Europe, en application d’
une directive européenne de 1996, révisée en
2014.
Il n’est donc pas possible de l’interdire directement, sous peine de violer le droit de l’UE, et ses transpositions dans le droit français.
Le vrai travail détaché consiste, pour une entreprise basée hors de France, à envoyer des salariés (détachés) dans l’hexagone pour y travailler temporairement. C’est pourquoi il n’est pas rare d’entendre parler portugais, roumain ou polonais sur les chantiers français (pour les trois nationalités les plus représentées, au regard des
dernières statistiques disponibles).
Sauf pour les partisans de « la France aux français », cette possibilité du travail détaché s’inscrit dans la logique de la construction européenne, et notamment son marché unique au sein duquel la concurrence est libre et non faussée : dans une vision idyllique, l’ouverture est réciproque, c’est-à-dire qu’il est parfaitement loisible aux entreprises françaises de détacher elles-mêmes leurs travailleurs au Portugal, en Roumanie ou en Pologne. Ce serait donc gagnant-gagnant.
Il n’en est pourtant rien.
D’une part, parce que, nonobstant l’obligation de respecter un certain nombre de règles (notamment, le respect du salaire minimum du pays d’accueil, de la législation applicable en matière de temps de travail, de congés payés, d’hygiène et de sécurité au travail), le travail détaché permet allègrement aux entreprises de pratiquer un important dumping fiscal et social. Un ouvrier roumain sera ainsi bien moins payé sur un chantier en France que son homologue français, dans la mesure où ce dernier perçoit généralement davantage que le salaire minimum, et surtout, que le roumain cotisera en Roumanie (où les cotisations sont bien évidemment plus faibles).
D’autre part, une importante fraude au travail détaché est constatée : elle peut concrètement consister en la création de fausses sociétés étrangères, uniquement destinées, dans les pays à faibles cotisations, à détacher fictivement de vrais travailleurs.
Ces abus ne sont pas acceptables et doivent être dénoncés.
Il n’en demeure pas moins que le vrai travail détaché est légal en l’état actuel des textes applicables, et que le juriste doit se prononcer au regard des seuls textes en vigueur, sans considérations partisanes.
Dans ce cadre rappelé, la clause Molière peut poser difficulté.
Ainsi, chaque candidature et chaque offre doit être regardée de manière objective par le pouvoir adjudicateur (collectivité publique), sans a priori d’aucune sorte, et comparée aux autres sans discrimination, en application de l’égalité de traitement des candidats : seuls le prix et la valeur technique des offres doivent permettre de les comparer, et de les noter. Pour le dire plus clairement encore, la candidature et l’offre d’une entreprise polonaise ne seront pas par nature de moindre valeur que celle d’une entreprise française, du seul fait qu’elle soit française. Point de préférence nationale en matière de marchés publics. La nationalité de l’entreprise et de ses travailleurs ne doit donc pas être prise en considération par les collectivités publiques dans l’analyse des candidatures et des offres, en application des textes européens.
Or la clause Molière introduit en la matière une différenciation, puisque, par nature, toute entreprise étrangère ne sera pas en mesure d’attester que ses travailleurs parlent le français, et seront en mesure de le parler sur les chantiers.
La clause Molière fait donc directement obstacle à la candidature des entreprises étrangères aux marchés publics français (sauf, peut être, les entreprises canadiennes, belges, suisses ou togolaises ?). C’est donc le principe constitutionnel de libre accès à la commande publique qui se trouve menacé (il s’apprécie bien évidemment jusque dans l’UE, et au-delà).
En outre, la clause Molière conduit le pouvoir adjudicateur qui l’applique à un traitement différencié des candidatures et offres en présence, privilégiant toujours les entreprises françaises : c’est le principe constitutionnel d’égalité de traitement des candidats qui est violé.
Par ailleurs, comment définir la « maîtrise » de la langue française ? Où place-t-on le curseur (la clause est imprécise) ? De surcroît, la présence d’interprètes sur les chantiers (comme souvent), fait-elle échec à l’application de la clause ? Des difficultés concrètes d’application s'anticipent donc déjà.
Sauf à prouver que la maîtrise du français est nécessaire pour construire un mur (que la langue est donc une condition d’exécution du marché public), la clause Molière sera difficile à défendre devant le juge.
Seul ce dernier pourra toutefois trancher la question de sa légalité, et il pourrait cependant être sensible aux arguments tendant à démontrer que la maîtrise de la langue française serait indispensable pour assurer la parfaite sécurité des travailleurs sur les chantiers. Mais étaient-ils dans l’insécurité la plus totale jusqu’alors ? Et, si tel était le cas, pourquoi ne réagir qu’en 2017 ?
Le juge administratif sera amené à se prononcer prochainement sur la question, puisque des déférés préfectoraux se préparent (notamment
à l'initiative du Préfet Delpuech, dans le Rhône). À l’instar de l’exception de préférence locale dans les marchés publics (fondée par exemple sur la rapidité d’exécution, ou la connaissance du contexte local), le juge pourrait choisir de faire jurisprudence, en posant une nouvelle exception aux règles de passation des marchés publics (nous n’y croyons guère).
D’aucuns nous opposeront également que le recours au travail détaché induit par lui-même une distorsion de concurrence puisqu’il permet aux entreprises de candidater à un prix plus bas aux mêmes marchés publics. C’est indéniable, mais, dans ce cas là, c’est le procès du travail détaché qu’il faut instruire.
On l’aura compris, la clause Molière est une mauvaise réponse apportée à une vraie question. Point de clause Molière, fragile juridiquement, c’est la question du travail détaché en lui-même qu’il faut oser poser !
20 ans après la directive de 1996, faut-il une nouvelle directive détachement ? Faut-il interdire le travail détaché ? Faut-il imposer une harmonisation fiscale et sociale par le haut aux travailleurs détachés ? Les faire cotiser en France (et vice-versa) ? Les payer à égalité de traitement avec les travailleurs français ? Les réponses sont politiques, et hors de notre propos, mais voilà les vraies questions, auxquelles la clause Molière n’est pas même le commencement d’une réponse.
Point de Monsieur Argan, ce n’est pas le malade qui est ici imaginaire, c’est le remède qui est inefficace !
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