À l'occasion de la grève du 19 janvier 2023 sur la réforme des retraites, nous répondons à dix questions sur le service minimum en France et les questions juridiques associées. Système mis en place, blocages, solutions envisageables pour assurer un vrai service minimum, on fait le point :
1 /Qu’est-ce que le « service minimum » ?
2/ Pourquoi la mise en place d’un vrai service minimum est compliquée juridiquement ?
3/ Existe-t-il une loi générale sur le service minimum ?
4/ Comment est prévu le service minimum dans les transports publics ?
5/ Pourquoi le service minimum ne fonctionne pas dans les transports publics ?
6/ Comment fonctionne le service minimum d’accueil des enfants à l’école ?
7/ Comment fonctionne le service minimum à l’hôpital ?
8/ Le service minimum permet-il de réquisitionner les agents grévistes ?
9/ Existe-t-il une législation européenne sur le service minimum ?
10/ Quelles sont les solutions envisageables pour assurer un vrai service minimum ?
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Le service minimum concerne les services publics. C’est l’idée de garantir, dans l’hypothèse d’un conflit social, un minimum de service aux usagers nonobstant la grève. L’idée est donc de limiter l’impact du conflit sur les usagers, tout en respectant le droit de grève des agents.
À titre d’illustration, dans le secteur hospitalier, le service minimum garanti correspond aux effectifs d’un dimanche ou d’un jour férié à l’hôpital.
La question du service minimum est épineuse, car elle vise à concilier deux principes constitutionnels de même valeur et de prime abord inconciliables : le droit de grève et la continuité du service public.
Le principe de continuité du service public, de valeur constitutionnelle[1] est l’essence même du service public, car il vise à en assurer un fonctionnement régulier, quelles que soient les circonstances. A l’inverse d’une entreprise privée qui n’est pas tenue aux mêmes exigences, le service public doit fonctionner quoiqu’il advienne, même s’il est financièrement déficitaire. Sans continuité, le service public n’aurait aucune raison d’être comme le rappellait le rapporteur public Gazier dans ses conclusions sur l’arrêt « Dehaene » du Conseil d’État « admettre sans restriction la grève des fonctionnaires, ce serait ouvrir des parenthèses dans la vie constitutionnelle et, comme on l’a dit, consacrer officiellement la notion d’un État à éclipses. Une telle solution est radicalement contraire aux principes les plus fondamentaux de notre droit public ».
La continuité de tout service public est avant tout assurée par son personnel. Or la grève des agents affectés à un service public met toujours en péril le fonctionnement du service public en question. En ce sens, même engagée au nom de la défense de l’intérêt général, elle constitue une tentative d’atteinte à la continuité du service public. La conciliation entre continuité du service public et droit de grève des agents du service public constitue dès lors une question épineuse en droit.
La grève était interdite dans les services publics jusqu’en 1946. En l’absence de tout texte régissant le droit de grève des agents publics la jurisprudence administrative est intervenue en adoptant une position rigoureuse, estimant que l’agent public qui se mettait en grève s’excluait par là même du service et, par voie de conséquence, du bénéfice des garanties disciplinaires[2]. Le juge administratif considérait donc la continuité comme l’essence du service public, la grève contredisant donc le principe même de l’existence du service public.
Les choses ont évolué avec l’article 7 du préambule de la Constitution française du 27 octobre 1946 qui dispose que « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le règlementent ». Le droit de grève est aujourd’hui de valeur constitutionnelle[3].
Il n’existe pas de loi générale sur le service minimum en France.
On trouve cependant des textes qui prévoient ponctuellement un service minimum dans certains secteurs :
La sécurité et la souveraineté nationales ont justifié historiquement la mise en place d’un service minimum dans les premiers secteurs concernés (nucléaire, navigation aérienne).
Pour répondre aux grèves à répétition, la France choisissait le 21 août 2007 de se doter d’une loi sur le service minimum dans les transports publics, aujourd’hui codifiée dans le code des transports[10].
Le système mis en place par la France en 2007 est le suivant : alertée d’un mouvement de grève à venir, l’autorité organisatrice de transports (c’est-à-dire la puissance publique) définit des dessertes prioritaires (grands axes) avec un niveau minimal de service à assurer.
Sur cette base, l’entreprise de transport (c’est-à-dire la SNCF, la RATP, etc.) doit négocier avec les syndicats un accord collectif de prévisibilité du service. Afin d’assurer la prévisibilité, la loi impose aux agents de déclarer leur intention de participer ou pas à la grève 48H avant[11].
Ces déclarations individuelles permettent à l’entreprise de transport de répartir les agents non-grévistes sur les dessertes prioritaires. C’est, en quelque sorte, une traduction juridique de l’adage « déshabiller Pierre pour habiller Paul » : les agents non-grévistes disponibles sont chargés d’assurer le service minimum sur les dessertes prioritaires.
En 2007, le législateur n’a pas fait le choix de permettre la réquisition de personnels lors d’une grève. C’est pourtant la seule façon d’assurer un vrai service minimum dans les transports publics.
Dans le cas d’un mouvement social de grande ampleur, très suivi par les agents, le service minimum est donc impossible à assurer en l’absence d’effectifs suffisants disponibles à repositionner.
Le droit général de réquisition du Préfet, réservé aux hypothèses de crises graves, est difficile à manier lors d’un conflit social traditionnel : en l’état des textes applicables, seule une paralysie générale du pays, pendant une longue durée, pourrait justifier l’exercice du droit de réquisition général du Préfet pour le secteur des transports publics.
Le service minimum à l’école a été mis en place par une loi du 20 août 2008[12]. Il concerne les écoles maternelles et élémentaires.
Lorsqu’un préavis de grève a été déposé, les agents doivent se déclarer individuellement grévistes 48 heures au moins à l’avance.
Le service minimum d’accueil des enfants est mis en place lorsque le nombre des personnes qui ont déclaré leur intention de participer à la grève est égal ou supérieur à 25 % du nombre de personnes qui exercent des fonctions d'enseignement dans l’école concernée[13].
Dans cette hypothèse, la commune doit mettre en place un système de garde des enfants le jour de la grève par des agents municipaux. Elle est remboursée par l’État des frais engagés à cet effet[14].
Le système fonctionne également pour les écoles privées sous contrat.
Dans le secteur hospitalier, le service minimum garanti correspond aux effectifs d’un dimanche ou d’un jour férié à l’hôpital.
Pour parvenir à ce service minimum, le directeur d’établissement établit une liste de personnels indispensables au fonctionnement du service[15]. Des assignations sont individuellement délivrées sur cette base aux agents concernés, souvent d’une durée de 24H.
Dans l’hypothèse d’un refus, le Préfet dispose d’un droit de réquisition des agents sur demande de l’Agence régionale de santé (ARS). Faire obstacle à ce droit de réquisition expose les agents à des sanctions pénales et disciplinaires.
Ces mesures coercitives sont prévues par le code de la santé publique pour des raisons de sécurité sanitaire nationale.
Non. Le législateur n’a pas fait le choix de mettre en place un pouvoir général de réquisition de personnels lors d’une grève (hors des secteurs spécifiques qui le permettent, comme l’hôpital). Par conséquent, en l’état de la législation applicable, le service minimum se limite à l’affectation de « personnels disponibles », c’est-à-dire non-grévistes sur les secteurs essentiels (exemple : les dessertes prioritaires dans le domaine des transports publics).
L’effectivité du service minimum est donc à ce jour liée à l’ampleur du mouvement social, ce qui est antinomique avec l’idée même de « service minimum » : face à une grève générale ou un conflit social de très grande ampleur, le service minimum ne pourra donc pas être assuré faute de « personnels disponibles », et sans possibilité de réquisitionner du personnel supplémentaire.
En France, le Préfet dispose d’un droit de réquisition général de « toute personne nécessaire au fonctionnement d’un service dans l’hypothèse d’une atteinte grave à l’ordre public »[16], mais ce pouvoir n’est en pratique que très rarement mis en œuvre. Il existe dans les secteurs nucléaire et aérien, pour des raisons de souveraineté et de Défense nationale. Il a pu également être justifié récemment dans le cadre de la crise sanitaire et lors de la pénurie d’essence[17], mais ce droit général de réquisition serait difficile à manier lors d’un conflit social traditionnel : en l’état des textes applicables, seule une paralysie générale du pays, pendant une longue durée, pourrait justifier l’exercice du droit de réquisition général du Préfet pour le secteur des transports publics par exemple.
Non, il n’existe pas de textes européens sur le service minimum. Chaque État membre est donc libre de se doter de ses propres règles.
En Italie, la loi prévoit un vrai droit de réquisition des agents pour assurer le service minimum, avec des sanctions financières pour les agents qui tenteraient de s’y opposer[18].
Une évolution de la législation est indispensable pour assurer un vrai service minimum.
Plusieurs pistes seraient envisageables :
Ceci suppose une volonté politique en ce sens. Dans la mesure où ces réquisitions ne concerneraient pas tous les agents, mais seulement un petit contingent nécessaire pour assurer un service minimum, cette disposition pourrait passer le filtre du Conseil constitutionnel, qui sera sensible à la conciliation entre les deux principes de valeur constitutionnelle que sont le droit de grève et la continuité du service public.
Le Conseil constitutionnel a déjà jugé qu’il appartient au législateur d’apporter au droit de grève les limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public, et que « ces limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays »[19].
Les exemples étrangers nous éclairent. En Italie et au Québec, le succès du service minimum dépend très largement de la Commission ad hoc mise en place à cet effet : la « Commission de garantie » en Italie et le « Conseil des services essentiels » au Québec.
En Italie, la Commission de garantie intervient en amont avec une mission de prévention des conflits sociaux. Elle peut convoquer les parties en présence pour proposer une médiation ou ordonner de différer la grève et de reprendre les négociations. Elle intervient également en aval avec un véritable pouvoir de coercition. Elle peut ainsi ouvrir une procédure de sanction lorsque le service minimum n’est pas assuré, procédure pouvant donner lieu à des pénalités. Elle constitue d’avis général un interlocuteur fiable et compétent en matière de service minimum dans tous les domaines et est en effet en relation directe avec les usagers et les syndicats avec un site internet dédié.
A l’instar de l’Italie, le Québec dispose également d’un organe ad hoc responsable de l’application du service minimum. A la différence de la Commission de garantie, cet organe est juridictionnel, ce qui fait son intérêt. Tout l’intérêt du système québécois réside dans l’institution de ce Conseil des services essentiels, tribunal administratif siégeant à Montréal chargé de veiller au respect du cadre normatif en vigueur en matière de services essentiels avec un vrai pouvoir de sanction juridictionnel.
Le point noir de la législation française est qu’elle ne prévoit aucun organe chargé de veiller à son application. En s’inspirant des exemples italiens et québécois, une autorité administrative indépendante pourrait être mise en place à cet effet.
L’idée est simple : prévoir dans la loi une présomption d’illégalité d’une grève en l’absence d’un vrai service minimum garanti et effectif pour les usagers. Le Conseil constitutionnel serait nécessairement attentif à une disposition en ce sens et s’assurerait qu’elle ne soit pas trop attentatoire au droit de grève, de valeur constitutionnelle.
En l’absence de vrai service minimum, le conflit social serait alors considéré comme illégal.
Il est indispensable de réfléchir à une législation européenne sur le sujet du service minimum. La réflexion européenne est évidente dans le domaine des transports publics, surtout ferroviaires. La Commission européenne pourrait exercer son droit d’initiative en ce sens.
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[1] Conseil constitutionnel, n°79-105 DC, 25 juillet 1979, Loi modifiant les dispositions de la loi n°74-696 du 7 août 1974 relatives à la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail
[2] Conseil d’État, 7 août 1909 Winkell
[3] Conseil constitutionnel, Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d’association
[4] Article L1333-9 et suivants du code de la défense
[5] Article L114-4 du code général de la fonction publique
[6] Article L6112-2 du code de la santé publique
[7] Loi n°79-634 du 26 juillet 1979 modifiant l’article 26 de la loi n°74-696 du 7 août 1974 : réglementation du droit de grève des personnels des sociétés nationales de programme et de l’établissement public de diffusion
[8] Article L133-2 du code de l’éducation
[9] Article 1222-1 et suivants du code des transports
[10] Article 1222-1 et suivants du code des transports
[11] Article L1324-1 et suivants du code des transports
[12] Loi n° 2008-790 du 20 août 2008 instituant un droit d'accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire
[13] Article L133-4 du code de l’éducation
[14] Article L133-8 du code de l’éducation
[15] Conseil d'État, 8 / 9 SSR, du 30 novembre 1998, n°183359
[16] Article L2215-1 du code général des collectivités territoriales
[17] Le Monde du 11 octobre 2022
[18] Article 9 de la loi italienne du 12 juin 1990 portant dispositions relatives à l'exercice du droit de grève dans les services publics essentiels et à la sauvegarde des droits de la personne protégés par la constitution et instituant une commission de garantie de l'application de la loi
[19] Conseil constitutionnel, Décision n° 87-230 DC du 28 juillet 1987
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