Le CE rappelle qu’il n’est pas possible d’interdire toutes les manifestations pro-palestiniennes

mercredi, 18 octobre 2023 16:02
Untitled 1Décision commentée : CE, ord., 18 octobre 2023, Association Comité Action Palestine, n°488860.

Par un télégramme du 12 octobre 2023 relatif aux « conséquences des attaques terroristes subies par Israël depuis le 7 octobre 2023 », le ministre de l’Intérieur a donné consigne aux préfets d’interdire systématiquement les manifestations pro-palestiniennes sur le territoire national, en raison des troubles à l’ordre public qu’elles étaient susceptibles de générer.

L’association Comité Action Palestine a saisi le juge des référés du Conseil d’État d’une demande de suspension de l’exécution de ce télégramme sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (référé-liberté).

Par une ordonnance n°488860 du 18 octobre 2023, le Conseil d’État a rejeté la requête de l’association Comité Action Palestine… tout en lui donnant raison sur le fond.

Le Conseil d’État a en effet rappelé que, nonobstant le télégramme du 12 octobre 2023 du ministre de l’Intérieur, il n’est pas possible aux préfets d’interdire systématiquement et indistinctement toutes les manifestations pro-palestiniennes et même pro-israéliennes sur le territoire national sans une appréciation au cas par cas sur le risque de trouble à l’ordre public de l’événement pour les raisons suivantes.

La procédure de référé-liberté permet au juge des référés de se prononcer très rapidement sous 48H et d’ordonner « toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale » à condition qu’il lui soit démontré (article L. 521-2 du code de justice administrative) :

  • Une situation d’urgence,
  • Et une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.


L’association requérante faisait valoir que l’atteinte était caractérisée sur 2 libertés fondamentales : la liberté de manifester et la liberté d'expression des courants de pensée et d'opinion, qui font l’objet d’une protection constitutionnelle, conventionnelle et législative.

Selon l’association Comité Action Palestine, interdire de façon générale et absolue toutes les manifestations de soutien au peuple palestinien, alors que les risques de troubles à l’ordre public ne sont pas avérés, notamment au vu du déroulement de récentes manifestations ayant le même objet, qu’une crise humanitaire est en cours dans la bande de Gaza et que ces manifestations auront lieu même si elles sont interdites porte une atteinte grave et manifestement illégale à ces deux libertés.

Le Conseil d’État a rejeté ce référé liberté… tout en donnant raison en pratique à l’association requérante.

La haute juridiction administrative a rappelé que le respect de la liberté de manifestation et de la liberté d’expression, qui ont le caractère de libertés fondamentales, doit être concilié avec l’exigence constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public.

Le système français est en effet un système équilibré : la liberté de manifestation est protégée, mais trouve ses limites dans la nécessaire protection de l’ordre public. Une manifestation peut donc être interdite si elle risque de dégénérer et de créer des troubles à l’ordre public (violences contre les personnes, dégradations des biens, commission d’infractions pénales), ce qu’il appartient à l’autorité administrative d’apprécier (articles L. 211-1 à -4 du code de la sécurité intérieure).

Le point central de ce dossier est que la mesure d’interdiction d’une manifestation ne peut être prise qu’en dernier recours et doit être motivée au cas par cas, c’est-à-dire manifestation par manifestation. La jurisprudence est constante en la matière : la liberté est la règle et la restriction de police l’exception (CE, 10 août 1917, Baldy, n°59855 ; CE, 19 mai 1933, Benjamin, n° 17413 et 17520).

Or dans son télégramme du 12 octobre 2023, le ministre de l’Intérieur a donné consigne aux préfets d’interdire systématiquement et indistinctement toutes les manifestations pro-palestiniennes sur le territoire national.

On peut toutefois raisonnablement penser que toutes ces manifestations n’ont pas automatiquement vocation à dégénérer en pratique : certaines pourraient se dérouler dans le calme. S’il n’y a pas de risque de trouble à l’ordre public, la manifestation doit donc être autorisée.

C’est ce qu’a subtilement rappelé le Conseil d’État dans son ordonnance.

Le Conseil d’État a d’abord jugé que certaines manifestations devaient systématiquement être interdites, car elles créaient par nature un risque de trouble à l’ordre public en donnant la liste suivante :

  • les manifestations sur la voie publique ayant pour objet, directement ou indirectement, de soutenir le Hamas, organisation inscrite sur la liste de celles qui font l’objet de mesures restrictives spécifiques dans le cadre de la lutte contre le terrorisme par le règlement d’exécution (UE) 2023/1505 du Conseil du 20 juillet 2023,
  • les manifestations sur la voie publique ayant pour objet de justifier ou de valoriser les exactions telles que celles du 7 octobre 2023,
  • les manifestations sur la voie publique relevant du délit d’apologie publique du terrorisme ou de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence contre un groupe de personnes à raison de son appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion.


Cependant, dans le même temps, le Conseil d’État a indiqué que le télégramme ministériel du 12 octobre 2023 était mal rédigé (« en dépit de sa regrettable approximation rédactionnelle ») et l’a donc corrigé en rappelant lui-même l’interprétation à retenir : il appartient à l’autorité préfectorale d’apprécier au cas par cas, à la date à laquelle elle se prononce, la réalité et l’ampleur des risques de troubles à l’ordre public susceptibles de résulter de chaque manifestation déclarée ou prévue, en fonction de son objet, déclaré ou réel, de ses caractéristiques propres et des moyens dont elle dispose pour sécuriser l’évènement.

Selon le Conseil d’État, il n’est donc pas possible d’interdire systématiquement toutes les manifestations en lien avec le conflit israélo-palestinien, quelle que soit du reste la partie au conflit qu’elles entendent soutenir, sans apprécier au cas par cas si un risque de trouble à l’ordre public est localement caractérisé.

C’est un retour à la jurisprudence traditionnelle en la matière, dont le télégramme contesté s’était très largement écarté.

Le Conseil d’État a donc privé d’effet le télégramme du ministre de l’Intérieur en rappelant l’état de sa jurisprudence traditionnelle en matière de conciliation des libertés fondamentales avec les risques de troubles à l’ordre public : une appréciation au cas par cas et pas générale et indifférenciée)… tout en rejetant le recours de l’association Comité Action Palestine.

Cette solution pourrait paraître paradoxale, mais il n’en est rien puisque le Conseil d’État a lui-même neutralisé le télégramme du ministre de l’Intérieur, qui ne peut donc plus servir de fondement à une interdiction générale et absolue de manifestations en lien avec le conflit israélo-palestinien à l’avenir.

Le rejet du référé liberté était donc logique avec les précisions du Conseil d’État, puisque le télégramme corrigé par le rappel du juge administratif sur la conciliation nécessaire entre les libertés fondamentales et l’ordre public ne portait plus d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Il faut retenir que le Conseil d’État a donc jugé le 18 octobre 2023 que :

  • Nonobstant le télégramme du 12 octobre 2023 du ministre de l’Intérieur, il n’est pas possible aux préfets d’interdire systématiquement et indistinctement toutes les manifestations pro-palestiniennes et pro-israéliennes sur le territoire national ;
  • L’autorité administrative doit toujours apprécier au cas par cas, manifestation par manifestation, si un risque de trouble à l’ordre public est caractérisé (violences contre les personnes, dégradations des biens, commission d’infractions pénales) ;
  • Ce n’est qu’en présence d’un risque de trouble à l’ordre public qu’une manifestation peut être interdite, au cas par cas et sous le contrôle du juge administratif ;
  • Le télégramme du 12 octobre 2023 du ministre de l’Intérieur ne peut pas servir de fondement à une interdiction générale et absolue de manifestations en lien avec le conflit israélo-palestinien à l’avenir.
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Pierrick Gardien

Pierrick Gardien

Avocat Droit Public
Enseignant aux Universités de Lyon

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